mardi 4 mars 2014

Like a rolling stone

S'il y a un jeu en ce moment qui déchaîne plus les foules que Twitch Plays Pokemon, il s'agit bien de Hearthstone, le nouveau coup de génie de Blizzard, qui adapte magnifiquement les mécanismes de freemium au jeu de carte à collectionner.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas encore ce jeu, qui est actuellement en bêta ouverte (ce qui veut dire que vous pouvez y dépenser de l'argent alors qu'il n'est pas fini), il s'agit d'un jeu de cartes à collectionner, qui tourne actuellement sur PC et prochainement sur iOS et Android. Le jeu reprend les mécanismes de bases du célèbre Magic : l'Assemblée (le jeu qui a ruiné des milliers d'adolescents dans les années 90) en y remplaçant la notion de « couleur » par des classes de personnages et en ancrant le tout dans l'univers de Warcraft, grosse licence s'il en est. Si vous voulez avoir plus de détails, toute la presse spécialisée en parle, par exemple ici, ici, ou encore .

Le principe même du jeu se basant sur l'acquisition et la collection de cartes (dont l'efficience dépend de leur rareté), les différents sites d'explications et de tutoriels se sont rapidement emparés de la question et surtout de la façon la plus efficace de dépenser son or virtuel acquis au fil des parties afin de maximiser l'augmentation de sa collection (parce que, soyons sérieux, on ne va quand même pas dépenser de vrais euros pour acheter des cartes qui ne sont même pas imprimées sur du carton, si encore Blizzard acceptait les paiements en bitcoin). Faut-il dépenser 100 pièces d'or pour acheter un paquet de cartes, ou en dépenser 150 pour accéder à l'arène (un mode de jeu particulier, proposant ses propres récompenses) et remporter un paquet de cartes + un lot complémentaire (en fonction de ses résultats). Comme on dit au théâtre : la presse est unanime, et recommande l'arène « qui est un peu plus chère, mais offre un peu plus de récompenses » sans jamais quantifier précisément lequel des « un peu plus » est le plus élevé des deux.
En réalité, ce n'est pas si simple, et c'est ce que nous allons voir dans ce billet.

Mettons ici de coté la notion oh combien triviale de « plaisir de jeu » afin de nous concentrer sur ce qui semble préoccuper l'essentiel des joueurs : obtenir au plus vite le plus grand nombre de cartes possible. Si l'on souhaite aborder Hearthstone dans cette optique, nous nous retrouvons finalement face à un système de production qui permet par diverses opérations de transformer le temps de jeu en cartes, en passant par des produits intermédiaires que sont l'or et la poussière.
Si les cartes sont l'objectif, la ressource clé pour les obtenir, c'est l'or (la poussière servant dans une moindre mesure). L'or s'obtient principalement par les parties en joueur contre joueur (qu'elles se déroulent en mode non classé, classé ou en arène). 3 victoires JcJ rapportant 10 pièces d'or, nous pouvons de base considérer qu'une partie est un processus permettant à deux joueurs de produire collectivement 3,33 pièces d'or, qui iront au joueur remportant la partie. Les quêtes journalières permettent elles aussi d'acquérir de l'or, en augmentant de façon substantielle la productivité d'une partie, sous peu que soient remplies des conditions particulières. Les poussières (qui s'obtiennent en détruisant des cartes de sa collection ou via des matchs d'arène) permettent elles de créer une carte précise contre un coût plus ou moins élevé (en fonction de la rareté de la carte). Si les poussières sont utiles pour finir d'obtenir une ou deux cartes précises nécessaires dans la composition d'un deck, elles ne sont pas un instrument de farming vraiment satisfaisant.

Si amasser de l'or via des parties JcJ est une tache simple (enfin, sous réserve d'effectivement gagner des parties, mais le matchmaking du jeu est plutôt bien fait pour ça, et sinon vous n'avez qu'à jouer prêtre), le point crucial et stratégique est de choisir quoi faire de son or : achat direct de booster ou arène ?
L'achat de booster est une solution simple et facile à étudier : un booster coûte 100 pièces d'or et rapporte 5 cartes aléatoires, dont au moins une est de qualité rare ou supérieure. L'arène présente des possibilités plus complexes : l'accès à l'arène coûte 150 pièces d'or, le joueur doit y choisir une classe parmi 3, puis construire un jeu à partir de cartes tirées de façon aléatoire parmi toutes celles accessibles à la classe en question (que le joueur possède ou non les cartes concernées). Le joueur doit alors jouer plusieurs parties JcJ avec ce jeu, contre d'autres joueurs placés dans les mêmes conditions, jusqu'à cumuler 3 défaites ou 12 victoires. Le nombre de victoires obtenues à la fin de la série de matchs lui permet d'empocher un lot comprenant quoi qu'il en soit au moins un booster de cartes, plus un bonus pouvant prendre la forme d'or, de poussières, de cartes rares ou de boosters en plus.
L'accès à l'arène coûtant plus cher que l'achat simple d'un booster (150 P0 contre 100), la question est donc de savoir à partir de quel nombre de victoires la récompense obtenue en arène est suffisamment intéressante pour couvrir le surcoût. Pour cela il faut étudier les espérances de gain relatives à chaque niveau de performance (que peut-on gagner en moyenne en fonction de son nombre de victoires).
Le tableau fourni ici par Millenium, nous donne le détail des gains possibles, avec les fourchettes de résultats dans le cas de montants aléatoires. A partir de ce tableau, nous pouvons donc lister l'espérance de gain (aka le gain moyen) pour chaque résultat (le tout converti en équivalent or):
  • 0 victoire : 127,5 PO.
  • 1 victoire : 140 PO.
  • 2 victoires : 142,5 PO
  • 3 victoires : 155 PO
  • 4 victoires : 170 PO
  • 5 victoires : 200 PO
  • 6 victoires : 250 PO
  • 7 victoires : 280 PO
  • 8 victoires : 320 PO
  • 9 victoires : 400 PO
  • 10 victoires : 450 PO
  • 11 victoires : 540 PO
  • 12 victoires : Encore plus que ça

En suivant bien le tableau, on peut donc noter qu'en réalité l'arène n'est rentable que si vous atteignez de manière stable les 3 victoires ou plus par participation. Et ça tombe bien, puisque (Blizzard n'étant pas un lapin de 3 semaines) 3 victoires, c'est juste un peu plus que la moyenne de victoires possibles sur l'ensemble des joueurs.
En effet, l'arène étant en joueur contre joueur, le nombre global de victoires et de défaites s'équilibre (pour qu'un joueur remporte une victoire, il faut bien qu'un autre subisse une défaite en face). Or, le nombre moyen de défaites subies par joueur est légèrement inférieur à 3 (la plupart des joueurs subissent 3 défaites, et sont ainsi éjectés de l'arène, et une petite minorité de joueurs d'élite atteignent eux le top de 12 victoires avec 0, 1 ou 2 défaites). Ainsi, sur l'ensemble des joueurs au monde, l'arène n'est pas profitable (de peu).
Qu'est-ce que cela implique pour le joueur qui hésite sur comment utiliser au mieux son or ? Et bien que la question n'est pas aussi tranchée que certains l'annoncent, et que tout dépend de son niveau relatif aux autres joueurs. Si vous êtes capable de vous situer à une moyenne d'au moins 3 victoires par participation, alors l'arène est intéressante. Mais cela signifie que vous êtes au moins un joueur de niveau intermédiaire, par rapport aux autres joueurs participant à l'arène.
Il est donc déconseillé à un débutant (qui connaît encore mal les classes et les cartes expert) de tenter l'arène tout de suite : tout ce qu'il réussira sera de se faire farmer par des joueurs plus expérimentés que lui, et gaspillera en partie son or. L'arène ne peut être une stratégie d'acquisition de cartes efficace qu'une fois un certain niveau obtenu. Et ce niveau est difficile à situer dans l'absolu, car il s'agit d'un niveau relatif par rapport aux autres joueurs. Plus les autres progressent, plus il sera difficile de tenir la route en arène. Et si des joueurs débutants renoncent à l'arène suite à mes précieux conseils, cela veut dire que ceux de niveau juste au-dessus vont devenir les nouveaux « joueurs faibles », et auront intérêt à décrocher aussi. Comme dans toute situation de compétition, être bon ne suffit pas, il faut être meilleur que ceux en face, et ils n'ont pas l'intention de vous laisser l'emporter facilement, parce que eux aussi veulent or, cartes et gloire.
Dans l'absolu, attendez de connaître l'ensemble des classes du jeu et comment les jouer (par exemple, en les montant toutes au niveau 10), avant de vous essayer sérieusement à l'arène. Avant ça, vous n'êtes pas le chasseur, vous êtes le gibier, et vous ne ferez que contribuer à la collection de ceux qui ensuite vous sortiront leurs légendaires en matchs classés.

Bien entendu, certains me répondront que eux sont des winners et que le risque est négligeable et la promesse de gain largement assez élevée pour qu'ils tentent le coup quand même (comme à la bourse quoi). Si vous êtes vraiment de bons joueurs, foncez. Mais autrement, ne misez pas sur un coup de chance : un coup de chance, ça marche sur un nombre faible de tentatives. Or vu la quantité de boosters nécessaires pour obtenir toutes les cartes de ses rêves (même avec des tirages parfaits et sans cartes en triple, comptez 300 boosters au bas mot pour avoir la totalité des cartes jouables en 2 exemplaires), on se situe bien plus dans une logique d'itérations nombreuses qui annule « l'effet chance » ou en tout cas le réduit très fortement.

Et pour finir : tout ceci n'a de sens que si votre but premier est de collectionner les cartes le plus vite possible. Si le principe de l'arène vous amuse et que vous prenez du plaisir à y jouer, alors ne vous refrénez pas. L'arène, malgré son coté aléatoire parfois très frustrant, a au moins un mérite : une fois dedans, seul le skill compte, pas le portefeuille, fusse-t-il virtuel. Et dans un freemium mettant autant l'accent sur le pay-to-fast, c'est plus qu’appréciable.