mercredi 7 août 2013

Beyond the Veil

Pendant mes jeunes années, il m'arrivait, entre deux parties de jeu de rôle, de fréquenter l'université à laquelle j'étais inscrit. Histoire de passer les contrôles et examens de rigueur d'une part, et de rassurer certains de mes enseignants de l'époque sur le fait que non ils n'avaient pas besoin de signaler ma disparition à la maréchaussée (j'avais des enseignants très prévenants, vraiment).
Comme beaucoup de rôlistes, j'avais également le bon goût d'afficher publiquement ma participation à des loisirs non reconnus par la Convention de Genève par quelques fantaisies vestimentaires, parfois plus ou moins discrètes. Je passerai aujourd'hui sur le genre de réactions que peut provoquer le fait de porter une bourse de dés à la ceinture ou de se pointer en amphi avec une chemise à lacets, même si cela provoquait parfois des situations... intéressantes. L'une de ces fantaisies fut ainsi de porter pendant une période assez prolongée un pendentif en forme de croix ansée autour du cou.
La croix ansée, ou ânkh, est à l'origine un symbole issu de la mythologie égyptienne. Représentant la vie, et par extension l'immortalité, il était associé aux représentations de divinités, marquant leur statut. De nos jours, de par son origine mythologique et sa symbolique (l'immortalité), l'ânkh a été récupérée dans l'iconographie de plusieurs groupes de metal, de courants gothiques et de jeux de rôles (dont le très bon Vampire : La Mascarade, qui occupait une bonne partie de mon temps libre d'alors). Je portais donc cette croix clairement plus pour sa symbolique contemporaine (et pour des raisons esthétiques) que par ferveur envers les dieux de l'ancienne Égypte.
Mais quel ne fut pas un jour mon désarroi de me faire prendre à partie par un gardien de l'université au sujet du pendentif en question. Mais oui jeune homme ! Il est interdit de porter ce genre de choses dans un établissement d'enseignement ! C'est un symbole religieux voyons ! Il y a des lois contre ça !
J'ai été pris à partie plusieurs fois par le gardien en question cette année là. Toujours sur le même refrain. Je savais qu'une loi interdisait le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles, mais étant donné d'une part que nous étions à l'université, pas dans le milieu proprement scolaire, et d'autre part que s'il s'agissait d'un symbole d'origine religieux, c'était d'une religion n'ayant plus cours depuis des siècles et que je le portais sans aucune considération de croyance quelconque, je n'étais pas sur d'être réellement concerné par cette interdiction. Je me suis donc contenté à l'époque de rendre la répartie au gardien, garder mon collier, et attendre de voir si quelqu'un d'autre trouvait à y redire. Ce ne fut pas le cas.

Ceci dit toutes ces invectives m'ont turlupiné des années après quand, en tant qu'enseignant, j'ai vu entrer pour la première fois une étudiante voilée dans mon amphithéâtre. Compte-tenu de la situation de tension que peut parfois provoquer la chose religieuse quand on la mélange aux affaires publiques et universitaires, je ne pouvais pas feindre d'ignorer la question. Sans aller harasser l'étudiante (contrairement au mythe de l'enseignant maléfique on évite en général d'aller chercher des noises aux étudiants sans être sûrs d'avoir une bonne raison de le faire), je suis allé me renseigner auprès de mes collègues pour savoir ce qu'il en était de ces histoires de port de signes religieux à l'université. Le moins qu'on puisse dire est que de façon générale la plupart n'en savaient pas vraiment plus que moi. Tout le monde avait entendu parler de l'interdiction dans les écoles, collèges et lycées mais personne ne savait si elle s'appliquait dans le supérieur. Il faut bien admettre qu'il manque clairement dans la formation des enseignants-chercheurs un séminaire pendant lequel on nous ferait apprendre tous les textes en vigueur concernant notre fonction et nos établissements. Nous n'avons que rarement cette culture juridique au départ, alors que nombres de questions pratiques y sont liées.
Les discussions sur le sujet ont alors révélé des difficultés subtiles. Globalement tout le monde était pour dire qu'à moins que la loi ne nous y oblige, il n'y avait pas là raison d'aller chercher des noises à cette étudiante (ce qui est tout à fait normal me direz-vous, et le minimum à attendre de la part d'agents du service public). Là où la situation devenait plus compliquée, c'était de savoir quelle attitude adopter vis à vis d'autres étudiants qui viendraient en cours avec la tête couverte. Par exemple une casquette, un chapeau, une capuche, un bonnet, etc. Le nœud du problème étant qu'à partir du moment où une étudiante était autorisée à avoir la tête couverte en cours, quelle qu'en soit la raison, l'autorisation valait pour les autres étudiants aussi, quelles qu'en soient leurs raisons.
En effet, interdire globalement à nos étudiants le port de couvres-chefs divers et variés en cours mais faire une exception pour cette étudiante voilée revenait à faire une exception de traitement basée sur un motif religieux. Pas spécialement le genre de chose encouragée au sein du service public. Cela peut sembler pointilleux et inopportun mais depuis ce jour, je considère mes étudiants libres de porter le couvre-chef qui leur sied dans mes cours, quand bien même j'ai du mal à saisir l'intérêt de porter un bonnet ou une casquette dans un amphithéâtre généralement bien chauffé (les IUT sont riches comparés aux facs, nous pouvons nous permettre le luxe de chauffer correctement nos locaux en hiver).
Cette ligne de conduite peut sembler sinueuse, voir cocasse pour certains, mais je pense qu'elle est révélatrice de la vision que j'ai de la « laïcité » de l'enseignement supérieur : la question que nous devons nous poser dans notre mission de tous les jours, ce n'est pas de savoir si un comportement venant d'un étudiant est lié à des motifs religieux ou non (après tout une autre étudiante pourrait très bien un jour arriver avec un foulard sur la tête simplement pour cacher aux autres les conséquences d'une chimiothérapie), mais de savoir si ce comportement gêne ou non la bonne tenue des enseignements. Qu'une étudiante porte un foulard sur la tête ne m'empêche pas de lui faire cours. Qu'un étudiant masque son visage (que ce soit d'une cagoule, d'un niqab, ou d'un masque de Guy Fawkes) me gênerait par contre beaucoup plus (j'aurai du mal à communiquer avec une personne dont je ne vois pas le visage).

Au final, je n'ai eu que peu d'étudiantes voilées en cours depuis que j'enseigne. A noter qu'en informatique, il y a de toute façon peu d'étudiantes au départ. Je ne me permettrai donc pas de tirer de généralisation de ces quelques cas particuliers. Toujours est-il que dans ce contexte, les interrogations récentes autour de la question du voile à l'université levées par le Haut Conseil à l'Intégration n'arrivent qu'après que la plupart des enseignants aient eu l'occasion de se faire un avis sur la question (d'ailleurs, ce rapport se base sur une étude de la CPU datant de 2004, soit prêt de 10 ans).
Dans les faits, l'interdiction du port de signe religieux dans le milieu scolaire est fondée sur l'idée de s'assurer que les écoles, collèges et lycées restent des lieux dans lesquels les élèves, mineurs, restent protégés du prosélytisme commercial, politique et religieux. Dans le milieu universitaire, alors que nous nous adressons à des étudiants majeurs et que l'on souhaite pourvu d'un minimum d'esprit critique, cette idée de sanctuaire n'a pas lieu d'être. Si les agents de l’État doivent eux clairement conserver la neutralité qui va avec leur fonction, nous n'avons pas à imposer cette neutralité à nos étudiants tant qu'ils ne perturbent pas les cours. Même si à titre purement personnel je n'adhère pas au discours et au symbole que représente le port du voile, je n'ai pas à dire à mes étudiantes ou étudiants comment se vêtir, et je trouve que c'est très bien comme ça. Tant que personne ne perturbe mes cours, je n'ai rien à dire, et si un jour un étudiant cherche querelle à une autre sous prétexte qu'elle porte le voile en cours, c'est bien l'importun que je mettrai dehors, pas l'agressée.

Maintenant le rapport du Haut Conseil à l'Intégration touche également à d'autres sujets, comme l'utilisation de locaux prêtés par les universités à des associations pour des activités d'ordre religieux (ce qui pour le coup revient à une subvention publique de la pratique des cultes, et est interdit par la loi de 1905) ou la réfutation d'enseignements scientifiques par des étudiants trop imprégnés de leurs convictions religieuses (ce qui là relève clairement du trouble à bonne tenue des enseignements). Ces questions me semblent personnellement beaucoup plus importantes à traiter dans notre contexte actuel, mais bizarrement elles restent comme souvent cachées derrière un voile.

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