C'est ce matin, en grande
pompe et après un buzz désormais très « traditionnel »
(dont le nom de code fut #born2code) que Xavier Niel a annoncé son
nouveau projet qui va « révolutionner » la société :
une école d'informatique, gratuite,
ouverte à tous les jeunes de 18 à 30 ans, en 3 à 5 ans, censée
apporter de la fraîcheur, de l'innovation et des poneys arc-en-ciel
dans un enseignement supérieur français sclérosé et maléfique
qui ne laisse pas éclore les vrais talents. Derrière lui dans cette
aventure Nicolas Sadiraz, fondateur et ancien directeur d'Epitech
(une école « révolutionnaire » et « innovante »
à quelques milliers d'euros par an, elle) ainsi que quelques uns de
leurs anciens partenaires, qui ont participé à une conférence de
presse aux allures de grand-messe messianique.
Derrière la couche de
communication typique du personnage Niel (à grands coups de
teasings, de messages plus si cachés que ça à force et moult
références cette fois à Douglas Adams), le principe de son
établissement semble être simple : l'accès est ouvert à tout
candidat sans condition de diplôme (il faut juste avoir entre 18 et
30 ans), la scolarité (ouverte pour 3 ans dans l'immédiat,
vraisemblablement sur 5 ans au final) est entièrement gratuite, tous
les frais étant réglés par une association à but non lucratif
financée pour le moment par Xavier Niel lui-même. Pas de diplôme
ni de certification délivrée à la fin (enfin probablement un
« diplôme » maison qui n'aura juste pas d'équivalence
dans le système officiel), des locaux et un équipement pimpants et
une méthode pédagogique bien connue : de la pédagogie par
projets à toutes les sauces et en toutes circonstances.
Sur le papier cela vend
bien, et il y a effectivement une initiative intéressante, celle de
créer un établissement performant et gratuit. Cependant tout cela a
été tout de suite vendu avec un discours particulièrement fort :
l'enseignement supérieur français est mauvais au possible, voici
enfin une école qui va bien faire les choses.
Et cette doctrine a été
déclinée sur tous les tons : bouh la vilaine éducation
nationale qui rejette des jeunes sans même le bac alors que ce sont
certainement des génies méconnus, bouh les vilaines écoles qui ne
font rien qu'à donner des cours aux étudiants qui aimeraient
s'épanouir par eux-mêmes, bouh aux universités qui font des cours
en amphi quand les supports de cours magistraux du MIT sont
disponibles en ligne, bouh aux diplômes qui sont une sclérose du
système français, bouh à ces programmes scolaires qui sont mal
faits et n'enseignent pas les vrais choses utiles en entreprise. Bouh
à tout le monde sauf nous qui sommes les seuls à bien faire les
choses.
Du coup, pour faire
passer le tout et faire rêver les cohortes de futurs étudiants, nos
joyeux nouveaux messies de l'enseignement en informatique sortent la
brosse à reluire de compétition. En expliquant à tous ceux qui ont
du mal dans le parcours scolaire standard qu'ils sont de vrais génies
non-reconnus et foulés au pied par une éducation nationale qui ne
veut produire que de l'élève formaté, obéissant et incapables
d'innover (on avait pas vu mieux depuis Percy Jackson, vous savez,
cet adolescent hyperactif et dyslexique dont on découvre qu'en fait
il est un demi-dieu plein d'énergie et dont le cerveau est « câblé »
pour lire naturellement le grec ancien, mais si, rappelez-vous). Et
pour assaisonner le tout, on nous présente les (futurs) locaux de
l'établissement (visiblement pas encore construit, ce ne sont que
des images de projets) avec bâtiments étincelants, intérieurs
designs, ordinateurs rutilants (oui, pour une formation
d'informatique étiquetée « pédagogie P2P », ils ont
choisi de travailler sur Mac, les machines les plus cloisonnées du
marché) et projet pédagogique ambitieux (oui, de la pédagogie en
peer-to-peer, c'est à dire en gros de la pédagogie par projets et
entre étudiants, parce que les profs de toute façon, ça ne sert
pas à grand chose et ça râle trop, c'est bien connu).
Au final, qu'en penser ?
Personnellement je suis
extrêmement partagé sur le projet. Si créer par pure philanthropie
(ahem ahem) une école pour former des jeunes est tout à fait
louable, reste à voir ce qu'il va en ressortir. Le modèle
pédagogique mis en avant (qui n'a rien de nouveau, quoi qu'en disent
ses promoteurs c'est de la pédagogie « nouvelle » et
« active », comme il en existe dans certains
établissements depuis très longtemps) donne de très bons résultats
avec les étudiants déjà motivés et ayant le goût d'apprendre,
mais ne convient pas à une grande partie de la population arrivant
dans le supérieur, qui cherche souvent des repères que seuls les
enseignants peuvent apporter, et qui a parfois aussi besoin d'être
poussée pour avancer plutôt que de passer ses nuits à jouer avec
sa guilde.
Sur le programme, déjà
disponible en ligne (et qui ressemble plus à une plaquette
publicitaire qu'à un vrai programme pédagogique, quand on observe
le vocabulaire et les tournures employées), on peut se faire une
idée du contenu des 3 premières années. La moindre des choses est
de constater que les concepteurs de ce programme ont parfois une
vision de l'informatique assez singulière (j'apprends que la
programmation réseaux et l'assembleur x86 sont de « l'environnement
UNIX ») et une hiérarchisation des notions assez différente
de ce à quoi on peut être habitué (par exemple pourquoi attendre
la troisième année pour faire du SQL tout en se précipitant sur
l'IA dès la première année ?). Sinon il ressort qu'en effet ce
programme est plutôt ambitieux (même si on ne sait pas trop pour
l'instant si les étudiants verront tout le programme ou si c'est un
menu à choix) mais qu'il est aussi très ancré dans les
technologies et les outils, ce qui risque d'en faire une formation
intéressante sur le court terme mais très rapidement périssable.
Car oui, il est clair que
les employeurs sont souvent très demandeurs de jeunes sachant manier
les « outils » les plus récents du marché, ce qui peut
tout à fait rejoindre l'objectif de Xavier Niel : mettre sur le
marché de l'emploi les jeunes dont les employeurs ont immédiatement
besoin, dans un secteur où certaines sociétés pratiquent un
turn-over effréné. Mais bizarrement les vieux ronchons
d'enseignants que nous sommes avons pour principe de surtout
inculquer à nos étudiants les méthodes et les processus qui leur
permettront de continuer à être utiles tout au long de leur vie, et
de n'employer les outils que comme éléments de mise en pratique,
parce qu'une carrière dure plus de 40 ans et que les outils doivent
rester ce qu'ils sont, des instruments utiles mais que l'on finira
par remplacer.
A coté de cela, l'idée
d'offrir une vraie chance à des rejetés de l'enseignement classique
est une piste intéressante, mais qui là fleure bon l'argument
commercial plus que la vraie stratégie de développement. C'est un
fait, il y a des jeunes qui ne réussissent pas à s'épanouir dans
le système d'enseignement français standard (qui est beaucoup plus
multiple et polymorphe que ce que certains veulent bien nous faire
croire) et qui pourraient être des personnes très brillantes si
elles avaient une vraie chance. Ce phénomène est potentiellement
plus marqué en informatique que dans d'autres disciplines, puisque
cet enseignement ne démarre encore maintenant que trop tard dans les
parcours scolaires (l'éducation nationale s'y met progressivement,
mais tant qu'il n'y aura pas de vrais enseignants d'informatique
générale dans les collèges et lycées il restera beaucoup à
faire) et que les jeunes pouvant y prendre goût n'ont donc pas
l'occasion de briller et être remarqués avant qu'il ne soit trop
tard et qu'ils décrochent du système. Mais ces profils restent
rares. Beaucoup de jeunes vraiment doués et innovants tirent quand
même sacrément bien leur épingle du jeu et réussissent leurs
études avec brio, j'en connais, je travaille même avec quelques uns
de ces « génies » et j'ai probablement eu la chance d'en
avoir quelques uns comme étudiants, et ils n'ont pas l'air si
traumatisés que ça.
Le hic c'est donc que des
génies méconnus de l'informatique, il y en a probablement, et que
certains trouveront peut-être dans cette école une opportunité à
saisir. Mais je doute qu'il y en ait 1000 par an de ces
« non-bacheliers qui en fait ont un vrai potentiel » et
je pense que l'école va probablement rempli ses rangs d'étudiants
aux profils beaucoup plus standards. Ces étudiants standards vont
donc se développer dans un contexte de pure « pédagogie par
projets » pour développer leur potentiel en travaillant
essentiellement comme des autodidactes réunis. Ils ne vont
finalement rien faire de plus ou moins extraordinaire que dans une
formation tout à fait classique, à ceci prêt qu'ils vont
certainement passer à coté de la vraie plus-value universitaire :
celle de pouvoir étudier des sujets de pointe, et pas seulement des
technologies déjà « maîtrisées ». Et comme
je le disais déjà ici, pour moi ce qui fait la valeur d'un
établissement ce n'est pas de recruter des gens brillants et
s'assurer qu'ils le restent, c'est d'apporter de la valeur à la
totalité des étudiants, en les poussant plus loin que leur
« potentiel brut ».
En définitive je reste
pour l'instant dubitatif sur les résultats réels de cette école
(qui va attirer, c'est certain) et je pense qu'il faudra juger sur
pièce. A terme l'absence de diplôme « réel » et donc
valorisable comme tel en sortie d'école risque d'être un handicap
sérieux pour des jeunes dans un environnement où l'ingénieur est
roi. Il faudra certainement de nombreuses années pour évaluer avec
pertinence cet établissement (ne serait-ce que le temps que les
premières générations d'étudiants en sortent et s'intègrent dans
la vie active) et surtout son impact sur le paysage de la formation
informatique en France (ok, surtout autour de la capitale) par sa
capacité de captation (parce qu'en prenant 1000 nouveaux étudiants
par an, cette école risque d'assécher quelques établissements
concurrents et de créer de sérieux appels d'air). Dans un premier temps,
nous pourrons observer quelle part de ces fameux « non-bacheliers »
nous retrouverons parmi l'ensemble des inscrits de la rentrée 2013,
cela sera un premier indicateur quand à la « cible »
réelle de l'établissement par rapport à son affichage.
Sur la démarche, autant je trouve très appréciable l'idée de proposer quelque chose de nouveau dans le paysage de la formation en France (parce qu'il n'y a jamais UNE façon de faire les choses, les méthodes et structures doivent être multiples et variées pour que chaque étudiant trouve ce qui correspond à son profil), autant je ne peux que trouver détestable l'idée d'arriver en crachant sur ce qui existe déjà, comme si nous n'étions que des incapables obtus et n'ayant rien apporté de nouveau.
Et de notre coté, nous
continuerons à faire ce que nous savons faire de mieux :
produire de la connaissance et la diffuser, et tant pis si nous ne
sommes pas le MIT et que notre méthode ne plaît pas à M. Niel et
ses amis. Parce que l'air de rien, notre travail, nous savons le
faire, et que nous sommes bien moins « sclérosés »
qu'ils ne veulent bien l'admettre.
Il faudra peut-être que
je fasse un billet sur qui court après qui entre universités et
entreprises, parce que les tours d'ivoires ne sont pas toujours là
où on croit.