mercredi 24 octobre 2012

Comme un tremblement de terre

L'Aquila, avril 2009. Un séisme, 309 morts, qui auraient selon certains pu être évitées, et au terme d'une procédure longue (3 ans et demi), une condamnation à 6 années de prison pour chacun des sept membres de la commission « grands risques » qui n'auraient pas su prévoir le séisme et auraient manqué de donner l'alerte.
Le présent billet n'aura pas pour objet de revenir sur le procès, d'autres plus compétents en la matière le feront certainement mieux que moi, d'autant que je n'ai pas connaissance du dossier en question. Cette affaire interroge toutefois sur le rôle des scientifiques, qui dans l'imaginaire populaire semble trop souvent reprendre le rôle des devins d'autrefois (et qui donc comme les devins se retrouvent accablés lorsque leurs prédictions sont mises en défaut). Je reviendrai donc aujourd'hui sur ce qu'est la prévision de risque sismique, et sur ce qui pourrait éventuellement (mais éventuellement seulement) pourrait être reproché aux membres de cette commission.

Peut-on réellement reprocher à ces six scientifiques de ne pas avoir prévu le séisme qui a frappé l'Aquila ? En soit je considère que non. Comme le rappelle cette explication du CNRS, un séisme reste encore à l'heure actuelle un événement imprévisible. Nul ne peut prévoir avec certitude qu'un séisme aura lieu ou non dans une région donnée à une date donnée. Tout au plus pouvons nous estimer raisonnablement le risque de séisme sur une longue période de temps, et parfois relever certains signes de risque, mais sans qu'ils soient une garantie, ni dans un sens, ni dans un autre.

Dans les problématiques touchant à la prévision (ou à la détection, qui pose les mêmes problèmes), il existe deux catégories d'erreurs de résultat distinctes : les faux positifs et les faux négatifs. Un faux positif survient quand vous pensez détecter un événement qui n'a en fait pas lieu (ex : l'alarme incendie se déclenche sans raison dans un bâtiment, ou Pierre criant au loup), un faux négatif survient quand vous échouez à détecter un événement qui pourtant se produit (ex : l'alarme incendie manque de se déclencher alors que le bâtiment dans lequel vous vous trouvez brûle, ou un virus envahit votre ordinateur sans que votre anti-virus favori ne réagisse).
Bien entendu le premier objectif d'un système de détection/prédiction est de minimiser la quantité globale de faux, quels qu'ils soient. Personne ne veut d'une alarme qui sonne pour rien et oublie de sonner au moment où l'incendie commence. Mais dans les cas où un système parfait n'existe pas (comme dans le cas de la prédiction des séismes, ou plus quotidiennement de la météo) il faut parfois faire un choix stratégique : doit-on minimiser en priorité les faux positifs ou les faux négatifs ? (ou dit autrement : vaut-il mieux une alarme qui sonne pour rien qu'une alarme qui ne sonne pas au moment crucial ? Et à partir de combien de « sonneries pour rien » finit-on par changer d'avis).
C'est là que l'on sort du rôle du scientifique et que l'on entre dans celui du décideur politique. En matière de risque sismique, le décideur souhaite généralement obtenir des réponses à des questions de forme oui/non : Doit-il faire évacuer une ville/région ? Doit-il fait appliquer des normes de construction plus coûteuses pour minimiser le danger pour la population ? D'un coté il doit préserver la population, d'un autre éviter de ruiner l'activité économique et dépeupler des régions entières pour un risque non avéré. Malheureusement la science ne rien peut lui offrir de plus que des statistiques et des probabilités, des indicateurs de risque, mais pas de prévoir l'avenir. Le décideur politique se trouve donc face à des probabilités, et des coûts, économiques et humains, associés à chaque scénario. Il devient alors délicat de prendre la « bonne » décision, un excès de prudence pouvant à long terme s'annoncer aussi dommageable qu'une prise de risque mal négociée (sinon toute la population mondiale vivrait dans des régions à risque sismique terriblement faible, et nous savons que ce n'est pas le cas).

Par exemple, si nous imaginons un million de localités fictives réparties sur la planète, et que chacune se trouve affectée d'une probabilité de 1% de risque de connaître un séisme dans la journée qui vient (ce n'est qu'un exemple, le risque sismique ne s'exprime pas d'un jour sur l'autre). Si nous ajoutons qu'évacuer une localité, donc fermer ses commerces, déplacer sa population, couper toutes ses productions (en bien manufacturés mais aussi en nourriture) représente un coût non négligeable (beaucoup moins que des vies humaines, tant qu'on se tient à une journée d'évacuation, mais le « coût » associé monte vite et devient préoccupant pour la population si elle reste « évacuée » pendant plusieurs semaines ou mois dans l'année), la plupart des décideurs se diront que pour un risque de 1% de séisme il n'y a pas motif à évacuer.
Pourtant d'après la théorie des grands nombres, sur ce million de localités, on peut estimer qu'environ 10 000 (à un milliers près) d'entre elles connaîtront un séisme le lendemain (un million divisé par cent). Le drame, les morts, la douleur et la colère compréhensibles des populations touchées. Les 10 000 décideurs politiques concernés auront-ils pour autant fait un moins bon travail que les 990 000 autres, en prenant la même décision à partir des mêmes informations ? Les scientifiques seront-ils à blâmer d'avoir estimé le risque à « seulement 1% » alors que le tremblement de terre a eu finalement lieu ? Aurait-il fallu tout évacuer, quitte à ce que la perturbation économique engendrée ne fasse peut-être plus de victimes (au niveau du million de localités) que les 10 000 séismes avérés ?

A chaque fois qu'un drame de ce genre arrive (pas seulement un séisme, mais aussi les typhons, tsunamis, éruptions, tornades et autres catastrophes naturelles) on se dit effectivement « plus jamais ». Mais lorsque l'on étudie le comportement globale de l'humanité face à ces risques, on comprend bien que la réalité n'est pas si tranchée. Après tout des populations n'hésitent finalement pas à s'installer sur les pentes de volcans en activité, parce que les terrains y sont fertiles, ou parfois même construisent de véritables mégalopoles sur des failles sismiques, sachant que le pire frappera à un moment ou à un autre. Face à ce genre d'événements rares mais dévastateurs, nous avons globalement tendance à minimiser voire ignorer le risque, en se disant que la foudre frappera toujours quelqu'un d'autre, ou qu'elle ne tombera que demain.

Alors que penser de ce comité d'experts ? Peut-on leur reprocher de ne pas avoir fait évacuer la population avant le désastre ? A mon avis non, ce n'est pas leur rôle. Leur rôle est d'informer les décideurs, pas de prendre la décision à leur place. Peut-on leur reprocher de ne pas avoir su qu'un séisme allait frapper ? A mon avis non plus, on ne peut pas face à un risque aussi imprévisible leur reprocher de ne pas avoir été omniscients. De mon point de vue, ce qui a pu éventuellement leur être reproché par cette cour de justice (et j'espère en savoir plus bientôt sur cette histoire) serait un manque d'implication dans leur mission ou des fautes caractérisées : ne pas avoir relevé certaines informations, avoir volontairement minimiser certains signaux d'alerte, ne pas avoir fait leur travail en respectant l'état de l'art en la matière.
Toujours est-il que cette condamnation pourrait avoir de graves répercussions sur la composition et l'implication de ce genre de comités de sécurité à travers le monde. Le risque de servir de fusible ou de bouc émissaire en cas de catastrophe et ainsi de se condamner à de la prison ferme va probablement peser sur le volontarisme des experts chargés de reprendre ce genre de comités. Personnellement si j'étais spécialiste en la matière, j'y réfléchirai à deux fois avant d'accepter ce genre de poste, et je m'assurerai que la rémunération soit largement à la hauteur du risque encouru (mais je suis un scientifique, donc forcément vénal).

mercredi 17 octobre 2012

The hero with a thousand faces – part 2

Aujourd'hui, voici la suite du billet commencé ici. Après avoir parlé longuement des enseignants-chercheurs, il est temps en effet de répertorier les autres enseignants que les étudiants ont l'occasion de rencontrer pendant leur parcours, et qui s'ils ne sont pas forcément actifs en recherche apportent en contrepartie un investissement accru en enseignement ou un regard extérieur plus que salutaire : les enseignants à temps complet, et les intervenants professionnels.

Des enseignants qui en saignent

(avec tous mes respects au blog de Princesse Soso)

En effet, pour gérer la cohorte d'étudiants débarquant chaque année à l'université, et assurer l'ensemble des heures d'enseignement prévu (une licence comme un DUT correspondant à 1800 heures d'enseignement pour les étudiants), les enseignants-chercheurs ne suffisent pas. D'une part parce que consacrant la moitié de leur fonction à la recherche ils ne peuvent couvrir tous les besoins d'enseignement (ou alors cela demanderait un effectif d'enseignants-chercheurs qui ruinerait définitivement nos universités) et d'autre part parce que leurs contraintes d'agendas font qu'il est grandement utile d'avoir en complément des enseignants à temps complet.
C'est ici qu'interviennent les Professeurs Certifiés (PRCE) et les Professeurs Agrégés (PRAG). Comme leur nom l'indique, il s'agit d'enseignants qui ont passé les concours du secondaire (CAPES, CAPET, Agrégation), avant d'être finalement être affectés à des établissements supérieurs. Ils sont enseignants à temps complet, ce qui se traduit par un service annuel de 384 heures équivalent TD (contre 192 pour les enseignants-chercheurs) et, sauf dérogations, ne peuvent enseigner qu'en premier cycle universitaire (il est en effet considéré que les enseignements de niveau Master étant des enseignements de pointe, ils ne peuvent donc être assurés que par des personnes menant en parallèle une activité professionnelle extérieure ou de recherche).
Ces enseignants sont des éléments important des équipes pédagogiques. Généralement plus présents et plus en contact avec les étudiants, ils apportent un suivi au plus proche du parcours des étudiants. Les postes de PRCE et PRAG sont donc particulièrement pertinents pour assurer les enseignements « complémentaires » ou « généraux » au sein d'un département (par exemple en DUT Informatique, enseigner tout ce qui touche aux mathématiques, à la communication, à la gestion et à l'anglais). Cela permet de combler efficacement les besoins d'enseignements sans recourir à des cohortes d'enseignants-chercheurs sur ces disciplines.
De plus, ces enseignants là n'ayant pas à maintenir une activité scientifique régulière et productive pour assurer leur progression de carrière, ils sont souvent plus à même (et plus volontaires) d'assurer certaines fonctions administratives (comme la direction d'un département ou d'un établissement de type IUT).
Il est à noter que d'autres enseignants du secondaire peuvent également intervenir en renforts dans une équipe universitaire en complément de leur activité d'origine, grâce au statut de Chargé d'Enseignement Vacataire dont nous parlerons un peu plus loin.

Des professionnels qui professent


Finalement, parce que contrairement à ce que prétendent certains grands parleurs qui n'y connaissent rien (et qui bien souvent n'ont jamais mis les pieds dans un amphithéâtre d'université), l'université entretien depuis longtemps des liens avec le monde « professionnel » (car enseigner et faire de la recherche n'a rien de professionnel voyez-vous, c'est une vocation, un sacerdoce, c'est différent), nous trouvons aussi dans les établissements des enseignants dits « extérieurs » : des professionnels en activité qui viennent s'assurer un complément de salaire en donnant des cours. L'occasion pour eux de transmettre aux étudiants leur expérience du monde professionnel et d'assurer ainsi que l'enseignement universitaire ne reste pas une tour d'ivoire académique et hors des réalités.
Parmi ces professionnels, les mieux lotis sont Professeurs associés (PAST). Ils bénéficient en effet d'un contrat sur 3 ans, renouvelable 2 fois (ils peuvent enseigner plus de 9 ans dans un même établissement mais cela nécessite alors une nouvelle candidature complète, et de plus en plus d'universités s'engagent sur des règles de « roulement » des professionnels extérieurs passé 9 ans), soit à temps partiel, soit à temps complet. Leur contrat inclus d'une part une activité d'enseignement (96 heures équivalent TD pour un temps partiel, avec possibilité de faire jusqu'à 96 heures de plus en « heures complémentaires », 192 heures équivalent TD pour un temps complet, avec même possibilité de « doubler » ses heures) et d'autre part la participation à des activités de recherche dans l'un des laboratoires de l'université. Un contrat PAST est donc l'équivalent d'un poste contractuel.
Dans la pratique, l'investissement de ces professionnels est variable. Certains, et notamment les professeurs associés à temps complet, jouent clairement le jeu de l'investissement et sont « présents » dans l'établissement (certains en profitent d'ailleurs pour commencer une thèse de doctorat qui leur permettra de valoriser leur activité scientifique). Cependant, certains parmis les PAST à temps partiel ne font que le minimum contrôlable (à savoir les 96 heures d'enseignement en présence d'étudiants) afin de conserver leur activité principale à temps-plein (et ainsi cumuler salaire de base plus rémunération de PAST). Il est très difficile de contrôler a priori l'investissement d'un futur professionnel quand il est recruté, mais ceux qui ne font visiblement pas d'effort pour assurer l'ensemble de leurs missions doivent clairement s'attendre à ne pas voir leur contrat reconduit au terme des 3 premières années. A noter qu'outre leur expérience personnelle, rafraîchissante pour les étudiants, ils bénéficient également en général de contacts et de réseaux qui peuvent épauler grandement l'université lors de la mise en œuvre de certains projets.

Finalement, pour ceux qui n'ont pas la chance de bénéficier d'un contrat de ce genre, il reste la possibilité d'intervenir comme Chargé d'Enseignement Vacataire. Ces intervenants (qui deviennent de plus en plus nombreux, les effectifs étudiants ayant tendance à augmenter alors que la création de postes d'enseignants n'est pas à l'ordre du jour) sont engagés chaque année pour effectuer un nombre d'heure limité (jamais supérieur à 192 heures équivalent TD) et ne sont payés que pour les heures effectuées. Il peut donc s'agir d'un à-coté intéressant pour des professionnels en début de carrière (la rémunération n'étant vraisemblablement pas attractive pour un professionnel confirmé) mais certainement pas d'une activité sur laquelle baser sa subsistance (ce qui est de toute façon interdit, tout CEV doit justifier d'une activité suffisamment rémunératrice en début d'année pour être embauché). En général, les CEV interviennent uniquement en TD/TP, sous la supervision d'un enseignants de l'équipe de formation qui fournit l'ensemble des ressources disponibles (sujets, corrigés, etc.) afin que l'intervention se fasse « clé en main » et nécessite le minimum de préparation possible (bien qu'il soit attendu d'un CEV que comme tout enseignant, il maîtrise son sujet).
A noter qu'avec le temps et l'évolution des conditions de travail, de plus en plus de CEV ne sont pas des professionnels en exercice mais des enseignants du second degré qui trouvent ainsi un moyen de compléter leurs revenus en assurant une charge de cours modérée à l'université. Cette évolution n'est pas tant due au manque d'attractivité des CEV (bien que la rémunération horaire soit très faible par rapport à ce que proposent certains établissements privés parisiens) mais au fait que le nombre de permanents dans les équipes stagnant face à l'augmentation des effectifs étudiants, il faut trouver de plus en plus d'intervenants, et que tous ne peuvent pas être « des professionnels en exercice » (ne serait-ce que pour des raisons d'emploi du temps et de pertinence du propos).

Ainsi, avec cette diversité de statuts, souvent transparente aux yeux des étudiants, vient une grande diversité des pratiques et des méthodes de chacun. Ce croisement de méthodes est clairement une richesse pour les étudiants qui évitent ainsi de se retrouver face à un discours trop formaté et à une forme de pensée unique. Cependant il leur est en contrepartie bien difficile de s'y retrouver en début d'année entre tous ces « profs » qui ont tous des contraintes et façon de procéder différentes (et de comprendre quels sont ceux que l'on peut s'attendre à trouver dans leur bureau entre deux cours et ceux qu'on ne croisera jamais).

mercredi 10 octobre 2012

Shanghai Kid

Alors que l'automne s'est désormais bien installé sur le pays, et en attendant de parler des prix Nobel qui en cette saison tombent tels des feuilles de marronniers, je reviens aujourd'hui sur le tristement célèbre classement académique des universités mondiales par l'université Jiao Tong de Shanghai, dit classement de Shanghai. Ce classement, présenté comme un palmarès incontournable des meilleures universités du monde, est devenu le phare lumineux de ceux parmi les décideurs politiques qui ont compris de la science, de l'enseignement et de la recherche qu'on pouvait les résumer à l'optimisation d'un indicateur statistique imparfait.

Ce classement, qui comme son nom l'indique a été mis au point par des chercheurs de l'Université Jiao Tong de Shanghai, avait pour objectif initial (merci Wikipédia) de fournir au président de l'université concernée un indicateur permettant d'identifier les universités au sein desquelles envoyer en priorité des étudiants lors d'échanges internationaux. En soi cet objectif n'a rien de contestable (l'échange international étant toujours fortement encouragé, que ce soit au niveau des étudiants comme à celui des équipes de recherche) et on peut comprendre l'intérêt pour un président d'université de se munir à cet effet d'un outil rapide d'accès et développé en interne, même si sujet à des approximations (et à une vision spécifique des critères sur lesquels baser ses préférences). Le soucis que pose ce classement c'est qu'étant le seul (le premier ?) connu et communiqué dans ce domaine, il est rapidement devenu une marotte médiatique et, échappant à son objectif premier, est devenu un outil de comparaison des établissements et des politiques d'enseignement supérieur et de recherche, poussant certains décideurs politiques à en faire le point central de leur politique universitaire.

Or l'utilisation de ce classement à cette fin de pilotage de politique de recherche nationale présente deux défauts clairs et incontestables. Le plus évident est une méprise sur l'objet étudié : il ne s'agit pas d'un indicateur des performances d'enseignement et de recherche des états, mais d'un ensemble d'établissements. Il favorise donc intrinsèquement les établissements de grande taille (car plus visibles dans le classement) et peut donc donner une vision faussée de la performance de chaque état dans le domaine, en fonction de la stratégie de répartition des universités sur le territoire (quelques gros centres universitaires versus un maillage de petites universités de proximité). Par exemple, les Etats-Unis comptent 158 universités publiques (et quelques 4000 établissements d'enseignement supérieur privé) pour plus de 317 millions d'habitants (1 pour 2 millions d'habitants), dans le même temps la France compte 75 universités pour 65 millions d'habitants (1 pour 866000 habitants), ce qui reflète une organisation de l'enseignement et de la recherche publique beaucoup plus éclatée (et encore je ne parle pas des organismes de recherche purs). On peut d'ores et déjà en déduire que vouloir comparer la performance des politiques publiques d'enseignement et de recherche américaines et françaises à partir des performances individuelles de leurs établissements est un non sens. Si en plus on considère que parmi les 10 meilleurs universités américaines (occupant les places 1 à 12 du classement) 8 sont en réalité des établissements privés (les seuls établissements publics étant Berkeley et l'Université de Californie), on peut réaliser à quel point cet indicateur n'est pas employable pour jauger de la performance d'une politique nationale.

L'aspect le plus pernicieux de ce classement est ensuite qu'il représente une certaine vision de ce que doit être une « bonne » université, vision qui n'est pas forcément universelle, loin de là. Si l'on observe les critères du classement de Shanghai, on peut en conclure que du point de vue du président de l'université Jiao Tong, une bonne université est une université :
  • qui a formé des chercheurs ayant ensuite remporté le prix Nobel ou la médaille Fields,
  • qui emploie actuellement des chercheurs ayant ensuite remporté le prix Nobel ou la médaille Fields,
  • qui emploie des chercheurs très cités dans leur discipline,
  • qui publie beaucoup, mais uniquement dans Nature et dans Science,
  • qui est beaucoup citée dans Science citation index et Art & Humanities citation index.
Il apparaît rapidement que ces critères contribuent à former une simple évaluation de surface et ne sont certainement pas pertinents pour déterminer à quel point un établissement rempli ses missions. D'autant que les missions dédiées à l'université sont dépendantes des choix politiques de chaque état. Par exemple, en France, la performance d'une université en terme d'enseignement est évaluée par son taux de réussite aux niveaux Licence, Master, Doctorat, par le taux (et la qualité) d'insertion professionnelle à 1 an pour les étudiants ayant quitté l'établissement après leur diplôme et par le taux de poursuite d'études après certaines formations. Autant de critères qui visiblement n'intéressent par l'université Jiao Tong qui ne semble vouloir que former quelques futurs Nobel, quitte à laisser pour cela une cohorte d'étudiants non diplômés en bout de chaîne. Du coté de la recherche, la restriction si forte à deux revues d'excellence (et ces derniers temps un peu chahutées) et aux distinctions les plus prestigieuses (souvent décernées 10 à 20 ans après les travaux qui les ont méritées) tient de coté l'immense majorité de l'activité scientifique, et oublie des disciplines entières (dont toutes les sciences humaines, sociales, juridiques, etc).

Le classement de Shanghai devrait donc rester ce qu'il a toujours été : un outil permettant au président d'une université précise d'identifier des partenaires de travail intéressants au regard de la politique de son établissement. Vouloir s'en servir comme classement mondial des performances universitaires et des performances des politiques publiques est une erreur qui ne peut conduire qu'à des décisions inappropriées aux situations locales et à des biais de perception sur le rôle de l'université dans la vie civile. Manque de chance, les médias se sont emparés de ce classement et le récitent chaque année à l'envie, sans être dissuadés par les problèmes de critères et de méthodologie qu'ils pensent pourtant souvent à rappeler. Voici donc nos décideurs poussés à entreprendre des politiques universitaires dont ils savent qu'elles seront évaluées à travers l'évolution annuelle de ce classement, pour le meilleur et pour le pire.

Bien entendu, nous pourrions décider d'entreprendre un autre classement ou indicateur, et il en existe déjà, comme le QS World University Rankings ou le Times Higher Education World University Rankings. Mais nous savons déjà à quel point il est difficile de mettre en place et diffuser un nouveau standard de classement/évaluation quand il existe déjà un outil rapide et simple à comprendre (même si cruellement imparfait) à portée de main. Reste donc à trouver un moyen de continuer à remplir efficacement nos missions et faire notre travail tout en apportant satisfaction relative aux critères du classement dominant de l'époque.

Ceci dit, j'aimerais bien voir ce que l'on arriverait à faire en France si on avait le taux d'encadrement et le budget par étudiant d'un établissement comme Harvard.

jeudi 4 octobre 2012

Glucose

Pour les quelques uns qui suivent ce blog directement ou par flux RSS, j'ai décidé, suite à une divergence idéologique et artistique avec moi-même, de lancer un second blog en parrallèle à celui-ci, dans lequel je parlerai exclusivement de jeu vidéo. Vous le trouverez ici.

Ce blog continuera lui de son coté sur des questions universitaires. Ainsi chacun pourra suivre ce qui l'intéresse sans que les deux lignes éditoriales ne rentrent en collision.

mercredi 3 octobre 2012

Work it harder make it better

« Cette semaine en TD, vous travaillerez sur les différentes conversions et opérations au niveau du processeur. A mardi prochain. »
Fin de la séance, la tension retombe peu à peu. Le cours s'est passé sans soucis, mais enchaîner 1h30 de présentation sur un sujet technique sans fausse note demande énergie et concentration.
Effacer le tableau, remonter l'écran du vidéoprojecteur, ranger les câbles vidéos. Un rituel de quelques secondes, à peine une minute ou deux, servant de rapide pause avant les non moins rituelles questions de fin de cours. Demandes d'éclaircissement, remarques diverses, parfois questions extérieures au cours mais qu'ils viennent me poser à moi parce qu'ils pensent qu'elles entrent dans mon champ de compétence. L'intérêt de faire le dernier cours de la matinée, c'est que beaucoup d'étudiants ont faim et son pressés de manger. Seuls restent ceux qui ont des questions importantes, le superflu se traite l'estomac plein.
Aujourd'hui, ils sont 4-5 à attendre, certains visages réguliers, d'autres occasionnels. Un étudiant approche, première fois de l'année qu'il vient se livrer à ce jeu de questions-réponses.

« Excusez-moi monsieur, mais en fait je n'ai pas compris.
- Ah, vous n'avez pas compris quoi ?
- Bah, tout le cours monsieur, je n'ai rien compris du tout. »

Douche froide.

Bon, le cours d'aujourd'hui était dense, c'est vrai. Beaucoup de notions à présenter d'un coup pour préparer le travail qui sera fait en TD et TP. Les étudiants ont besoin de prendre le rythme et de travailler leur prise de note, mais rien dans le cours n'était compliqué. J'avais décomposé chaque notion, détaillé les méthodes à suivre, donné des exemples. Je pensais le cours rapide certes, mais accessible.
Enfin je crois. A force de manipuler sans cesse les mêmes notions j'ai de plus en plus tendance à les trouver évidentes, à ne plus voir les difficultés. Est-ce que j'ai trop complexifié mon cours sans m'en rendre compte ? Est-ce que je n'ai pas assez détaillé certains points qui me semblent évidents mais qui en réalité demandent une décomposition supplémentaire ? J'ai manqué de temps cette année pour revoir ce cours, j'ai peut-être été trop vite, ou trop ambitieux. Je ne connais pas encore cette nouvelle promotion, j'ai peut-être surestimé leur niveau d'entrée.

État d'urgence, je dois trouver une réponse rapide à apporter à cette demande soudaine, évaluer l'ampleur de la situation, réfléchir à une stratégie, ne pas me laisser désarçonner.

Cet étudiant n'a pas compris la première fois en une heure trente, lui refaire le cours en 40 secondes ne va pas l'aider. Je pourrais essayer de diagnostiquer le point d'incompréhension et de le résoudre, mais cela risque de prendre du temps, et cela ne ferait avancer la situation que pour cet étudiant, présent devant moi. Je ne suis pas dupe, pour un étudiant qui demande, il y en a 10 ou 20 qui sont dans la même situation mais n'ont pas osé poser de question. Et si je n'ai pas réussi à lui expliquer convenablement une première fois, je risque de reproduire la même erreur, et ne pas avancer d'un iota.

Je dois apporter à cet étudiant une réponse individuelle, mais qui ouvre sur une résolution collective du problème.

Heureusement j'ai quelques ressources. Je ne suis pas seul dans l'équipe, un grand avantage de cette formation. Si mes explications ne sont pas claires pour certains étudiants, peut-être que celles de mes collègues seront plus efficace. Varier les interlocuteurs, varier les discours, varier les modes de communication, faire en sorte que chaque étudiant y trouve son compte.

« Vous êtes dans quel groupe ?
- Le groupe delta. »

Bon point. Cet étudiant n'est dans aucun de mes TD. C'est bien l'impression que j'avais mais en début d'année, il vaut mieux s'en assurer directement, dur de retenir tous les visages d'un seul coup.

« Je vais laisser un mot à l'enseignant du groupe delta, il vous refera une explication plus détaillée
en TD. »

L'étudiant semble satisfait de la réponse, la partie urgente de la crise est passée. Reste à assurer la suite. Tout d'abord avertir les enseignants des différents TD qu'il faudra refaire une explication détaillée. Ensuite revoir les exercices proposés pour s'assurer que les étudiants ayant eu du mal y trouveront l’entraînement nécessaire. Finalement mettre une note sur ce cours pour penser à le réviser en prévision de l'année prochaine. Il faudra certainement le redécouper, réduire la quantité de notions présentées en amphithéâtre et dispatcher le reste en TD, remanier son approche.

Et surtout, revoir la série de cours suivants, s'assurer que la situation ne se reproduira plus. Tout reprendre et corriger. Cent fois sur le métier remettre son ouvrage.